Santé mentale et complexité
La pratique oblige à sortir des antagonismes habituels entre approches médicales, psychologiques et sociologiques. L'homme est un tout bio-psycho-social. Autrement dit, son comportement, ses symptômes et ses conduites sont déterminés par de multiples causes, et aucune clé explicative unique ne peut être identifiée pour expliquer le tout. Dans une relation systémique et récursive, chacun de ces déterminants est conditionné et conditionnant, à la fois produit et producteur. Les comportement et les conduites sont toujours le résultat de facteurs génétiques, physiologiques, psychologiques et sociologiques hétérogènes qui font référence à des disciplines différentes.
L’analyse de la réciprocité des influences entre les registres corporels, psychiques et sociaux est l’objet même d’une clinique de la complexité.
Il est nécessaire de sortir de cadres trop souvent individualisants et d’ouvrir le champ de la pratique à d’autres façons de faire et de penser, d’accepter que les personnes usagères des services en santé mentale participent à définir leurs parcours thérapeutiques, donc de leur offrir des options, des combinaisons, des dispositifs pluriels.
Selon Edgar Morin, la pensée intégrée tente de connecter ce que les disciplines et la pensée fragmentée ont déconnecté, de relier des champs de connaissance séparés et d'expliquer l'« entrelacement » que le terme « complexus » impliquait à l'origine.
E Morin oppose la complexité désorganisée à la complexité organisée. Si le premier terme découle de la thermodynamique, le second implique que le système lui-même est complexe parce que son organisation implique ou engendre la complexité.
Tout et parties sont organisées, c'est-à-dire inextricablement liées. L'organisation acquiert de nouvelles propriétés que les parties isolées n'avaient pas, ce que l'on appelle l'émergence organisationnelle. L'émergence est une nouvelle qualité qui n'est pas dérivée d'éléments précédents et qui crée une irréductibilité.
Qu'est-ce que la complexité « généralisée » ? La complexité exige que l'on tente de comprendre la relation entre le tout et ses parties. Mais la connaissance des parties n'est pas suffisante pour acquérir la connaissance du tout, et des allers-retours en cercle sont nécessaires pour réunir la connaissance du tout et la connaissance des parties. « Au principe de la disjonction, de la séparation (entre les objets, entre les disciplines, entre les notions, entre le sujet et l’objet de la connaissance), on devrait substituer un principe qui maintienne la distinction, mais qui essaie d’établir la relation ».
« Au principe du déterminisme généralisé, on devrait substituer un principe qui conçoit une relation entre l’ordre, le désordre et l’organisation. Étant bien entendu que l’ordre ne signifie pas seulement les lois, mais aussi les stabilités, les régularités, les cycles organisateurs, et que le désordre n’est pas seulement la dispersion, la désintégration, ce peut être aussi le tamponnement, les collisions, les irrégularités ».
Repris dans le rapport Laforcade[1] (voir plus haut) rendu public en 2016 à l’occasion de la création du Conseil national de santé mentale, ce paradigme était déjà à l’œuvre dès 2007 avec la création de la Commission de la santé mentale du Canada, chargée avec un mandat de 10 ans de favoriser « l’amélioration du système de la santé mentale et l’évolution des attitudes et des comportements des Canadiens à l’égard de la santé mentale ».
Le Dr Michel Gervais a défendu la science de la complexité comme paradigme pour la gestion de la santé mentale dans le système de soins de santé. Il a critiqué les outils de gestion traditionnels utilisés dans les politiques publiques et a préconisé un modèle théorique de la complexité, par opposition aux modèles de planification organisationnelle de l'élite, qui sont trop guidés par une modélisation déterministe basée sur les faits.
Selon lui la modélisation de la complexité est appropriée pour la santé mentale, un système composé de différentes parties et un modèle de soins chroniques ou de "soins collaboratifs", le terme canadien pour l'organisation des pratiques où les professionnels travaillent ensemble pour fournir des soins. Du point de vue de la science de la complexité, la gestion de la santé mentale est considérée comme donnant la priorité aux relations entre les différentes parties plutôt qu'aux parties individuelles, ce qui donne lieu à une « connectivité » qui favorise l' « auto-organisation » des unités, permettant ainsi la créativité et l'innovation. Une gouvernance décentralisée plutôt que centralisée permet d'évaluer les tendances émergentes et d'assurer la cohérence nécessaire aux politiques publiques dans l'ensemble de la collectivité. Elle permet également de faire varier les solutions en fonction des besoins locaux, qui sont appliqués de manière hétérogène.[2]
Dans une conférence du 13 mai 2014 M Gervais présentait sa communication intitulée « Comment faire des soins de collaboration en santé mentale sans se fatiguer »
Après avoir situé les dimensions du simple, du compliqué et du complexe,
DIMENSION |
CONTEXTES |
||
Simple |
Compliqué |
Complexe |
|
Domaine |
Meilleures pratiques |
Experts |
Émergence |
Exemple |
Injection I.V. |
Chirurgie cardiaque |
Soins de collaboration |
Relation de cause à effet |
Connue Standardisation |
Connue Quelques solutions sont possible |
Logique non linéaire Plusieurs chemins mènent à Rome |
Management |
Factbased management |
Patternbased management |
il posait en ces termes sa définition du contexte complexe :
- Connectivité = la clef du succès,
- Stratégie « émergente » >> « délibérée »,
- Boucles de rétroactions : processus d’apprentissage itératif,
- Autodétermination des « agents »;
- Contrôle distribué : « communityship » et leadership « engageant / inspirant »,
- Effets papillons : vigilance concernant les conséquences des actions posées,
- Un minimum de règles.
Cette question de la définition d’une clinique de la complexité a été également développée par Michel Pagès[3] et d’autres auteurs comme Vincent de Gaulejac et Diane Laroche[4] qui expliquent que « L’analyse de la réciprocité des influences entre les registres corporels, psychiques et sociaux est l’objet même d’une clinique de la complexité. Dans certains cas, ces influences se combinent, et se renforcent, parfois elles se neutralisent ou s’inhibent. Il ne s’agit donc pas simplement de juxtaposer les différentes approches, mais d’approfondir ce que chacune peut apporter et la façon dont on peut construire des articulations entre elles. ». Ils ajoutent « Pour développer cette orientation, il convient, de sortir de cadres trop souvent individualisants, d’ouvrir le champ de la pratique à d’autres façons de faire et de penser, d’accepter que les personnes usagères des services en santé mentale participent à définir leurs parcours thérapeutiques, donc de leur offrir des options, des combinaisons, des dispositifs pluriels. »
Dans un article déjà ancien[5] Léonard AUCOIN définit quelles sont pour lui les composantes d’une organisation :
- Une matière première ou un objet d'intervention ou d’analyse ;
- Une ou des technologies, c'est-à-dire les moyens utilisés pour arriver aux résultats ;
- Des intervenants qui contribuent à l’organisation ;
- Des buts, c'est-à-dire des résultats attendus ;
- Un environnement (social, économique, politique, culturel, etc.);
- Une structure qui régit les interrelations entre les intervenants ;
- Un processus décisionnel.
Dans le domaine qui nous occupe, qui est celui de la santé mentale :
La matière première : complexité, interdépendance, incertitude
L'objet d'intervention et d'analyse en psychiatrie et santé mentale, c'est le comportement humain dans son sens le plus large, avec ses causes et ses conséquences. AUCOIN identifie du point de vue organisationnel, trois caractéristiques principales du comportement humain : la complexité, l'interdépendance, l'incertitude.
LA COMPLEXITÉ
Il y a rarement de relation de cause à effet simple dans le comportement : plutôt une multi causalité́. Plusieurs causes différentes peuvent, par exemple, provoquer le même comportement, alors qu'une cause unique peut engendrer des comportements différents, et les conséquences de ces comportements peuvent également être très différentes.
L'INTERDÉPENDANCE
Il y a une interrelation entre plusieurs variables, de sorte qu'une action se produisant sur une variable affecte toutes les autres. Il y a une très grande interdépendance dans le champ du comportement humain, d'abord entre l'individu et son milieu, puis entre l'organisation et son environnement et chez l'individu, entre les dimensions physiques et psychologiques, et entre les différents sous-systèmes de son organisme. On parle alors d'approche biopsychosociale.
L'INCERTITUDE
II y a incertitude lorsqu'il y a une faible probabilité́ de prédire une relation causale précise entre deux variables. Or on sait peu de chose sur le phénomène de la causalité́ dans le comportement humain, surtout dans le domaine de la psychopathologie. Cette incertitude et cette imprévisibilité́ liées au comportement humain sont amplifiées par un haut degré́ de complexité́ et d'interdépendance.
Les technologies : multiplicité, hasard
Comme le comportement humain se caractérise par un haut degré de complexité, d'interdépendance et d'incertitude, on va retrouver ces caractéristiques dans les technologies utilisées pour intervenir sur ce dernier. La complexité et surtout l'incertitude permettent le développement de multiples approches, théories et technologies. Mais il y a objectivement peu de moyens d'en mesurer l'efficacité.
Les intervenants : la « professionnalisation »
Dans le domaine de la psychiatrie et de la santé mentale, on retrouve un grand nombre d'intervenants. Étant donné la complexité, l'incertitude et l'interdépendance on retrouve, d'une part, beaucoup de professions et de métiers différents et, d'autre part, peu de technologies exclusives à une seule profession. Les zones de recoupement entre les professions sont beaucoup plus grandes que les champs spécifiques de chaque profession, à cause de la très grande complexité, incertitude et inter dépendance. Mais alors que l'incertitude suscite le professionnalisme et l'autonomie, l'interdépendance appelle la coordination et le travail en équipe, lesquels sont extrêmement difficiles à réaliser si la situation est complexe et incertaine.
Les buts : ambiguïté, contradiction
Les buts de l'organisation, en psychiatrie et santé mentale, sont ambigus. D'abord l'environnement joue un rôle important dans la définition de ces buts, livrant un message souvent contradictoire, surtout si l'organisation s'occupe de personnes ayant des comportements perçus comme socialement inacceptables ou potentiellement dangereux.
En plus de la contribution importante de la société aux buts de l'organisation, il y a aussi une participation des intervenants de l'organisation. Or les intervenants subissent les pressions de l'environnement externe, mais, en plus, ils sont aux prises avec l'ambiguïté de leur propre rôle (promotion de l'individu, protection de la société, la complexité de la réalité sur laquelle ils travaillent, l'incertitude de leurs technologies et leurs propres intérêts). La définition des buts de l'organisation ne peut pas être linéaire et rationnelle. Elle sera plutôt le fruit de négociations entre différents groupes dans l'organisation et à l'extérieur de l'organisation, autour d'une coalition dominante d'intérêts.
L’environnement : complexe, morcelé, exigeant
L'environnement s'est complexifié et est lui aussi devenu interdépendant et incertain. Et il fait autant partie du problème que de la solution et cette complexité rend difficile l'intégration du malade mental dans la société. L'environnement, même s'il n'est pas rationnel, exige la rationalité de ses organisations.
L'ensemble de ces facteurs, et d'autres, créent des pressions énormes sur l'organisation, qui fait face à une réalité et à des technologies incertaines et complexes. Paradoxalement son principal moyen d'apprentissage est souvent celui par essai erreur et son mode de fonctionnement semble plus irrationnel que rationnel.
La structure : bureaucratisation, complexification
La structure d'une organisation définit les modalités d'interrelations entre ses intervenants et entre l'organisation et son environnement. En psychiatrie et santé mentale 'organisation d'un centre de psychiatrie ou de santé mentale est rendue encore plus complexe par les apports des centres hospitaliers, des centres de services sociaux, ainsi que par l'implication des diverses directions gouvernementales ou départementales.
Par ailleurs, plus c'est complexe et interdépendant, plus l'organisation doit consacrer de ressources à la coordination. Il en résulte souvent une très grande bureaucratisation et une augmentation importante des coûts.
Enfin, plus les technologies sont incertaines, plus les aspects informels de la structure l'emportent sur les aspects formels. C'est vérifiable en psychiatrie et en santé mentale où, par exemple, et il est essentiel, dans ce type d'organisation, de savoir gérer l'incertitude, de savoir gérer les pouvoirs informels, d'en connaitre les détenteurs et de pouvoir identifier leur source de pouvoir.
Le processus décisionnel : ambiguïté des choix, anarchie.
Le contexte qui vient d’être décrit se rapproche du concept d'anarchies organisées (organized anarchies) développé par Cohen, March et Olsen (1972)[6]. Les individus qui évoluent dans ce genre d'organisation se retrouvent dans des situations plus complexes, plus incertaines, plus instables que dans d'autres types d'organisation. Ils possèdent donc moins de contrôle sur ce qui s'y passe.
Comme le résume Friedberg, « Ce n'est pas un modèle à proprement parler, c'est une topique ou une heuristique dont la leçon vaut, cum grano salis, pour toutes les organisations. En tant que tel, il nous invite à adopter une perspective plus souple et relâchée des liens cause/effet dans les organisations afin de ne pas surestimer leur cohésion, leur cohérence et leur finalisation. Dans une organisation, comme d'ailleurs dans tout autre contexte d'action, un même effet peut avoir plusieurs causes, une même cause peut engendrer des effets différents, voire contradictoires, une solution peut générer un problème, l'existence de moyens précéder la formulation de la politique qui les utilisera, etc.
En d'autres termes, l'« anarchie organisée » et son corollaire, le « modèle de la poubelle » nous rappellent utilement qu'il faut se méfier des apparences de rationalité, d'instrumentalité et de finalisation avec lesquelles se drape toute action dans les organisations. De même que la mise en cause de la prémisse des préférences claires et exogènes du modèle rationnel conduit à relativiser l'intentionnalité de l'action humaine et à mettre l'accent au contraire sur le fait qu'elle est tout autant, sinon plus, structurée et poussée par les opportunités de la situation, de même l'abandon d'une vision trop instrumentale et cohésive de l'organisation conduit à s'interroger sur la finalisation de son action et à mettre en doute la maîtrise des événements par les acteurs. Il faut donc comprendre ces notions comme une topique, une manière de nous rendre plus intelligents devant les apparences de rationalité et de finalisation de l'action dans les organisations. »[7]
[1] MICHEL LAFORCADE Rapport relatif à la santé mentale octobre 2016
[2] ISABELLE MONTET (2017) La pensée de la complexité́, couteau suisse des gouvernances L’Information psychiatrique • vol. 93, n ◦ 10, décembre 2017
[3] PAGÈS, M (1993). Psychothérapie et complexité́. Paris: Desclée de Brouwer.
[4] VINCENT DE GAULEJAC ET DIANE LAROCHE (2020) Sociologie clinique et santé mentale Revista Sociedade e Estado – Volume 35, Número 1, Janeiro/Abril 2020
[5] LEONARD AUCOIN (1986) « Pourquoi n’a-t-on pas réussi à résoudre la quadrature du cercle? Complexité́ et incertitude en psychiatrie et santé mentale » Santé mentale au Québec, vol. 11, n° 2, 1986, p. 209-214
[6] MD COHEN, JG MARCH, JP OLSEN (1972) A garbage can model of organizational choice Administrative science quarterly
[7] FRIEDBERG, E. (1997). La théorie des organisations et la question de l'anarchie organisée. Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie in Désordre
- Vues : 3245