Je m’appelle Caroline ALLOUCHERY, je suis psychologue et je travaille auprès des auteurs de violences conjugales et familiales depuis 16 ans pour mettre en sécurité les victimes et la famille plus largement. Il pourrait pourtant s’agir d’un paradoxe, de venir prendre en charge les auteurs de violences conjugales et familiales pour lutter contre la violence faites aux femmes.
Le récit des scènes de violence et du quotidien de ces femmes victimes est effroyable, elles décrivent dans la plupart des cas, un homme contrôlant, dominant et menaçant, un homme qui fait peur et ce, malgré même que la relation conjugale est qualifiée de relation amoureuse. On entend encore aujourd’hui, que parfois elles ne sont pas crues, pas entendues, ou qu’elles ont peur de dire tellement l’emprise sur elles est forte et tellement la relation d’amour toxique emprisonne.
Comment ne pas être en colère contre ces hommes ? Comment ne pas vouloir d’eux qu’ils subissent autant qu’ils ont pu faire violence à celle qu’ils disent aimer ? Comment accompagner ces hommes qui font souffrir en niant, banalisant ou minimisant cette souffrance sans jugement ?
Il ne va pas de soi effectivement d’offrir un espace de parole à ces hommes. Nous sommes alors dans un autre contexte, un autre temps, une autre scène que celle du quotidien.
Ces hommes, quand on les interroge, donne à lire un parcours de vie qui pourrait être celui d’un père, d’un frère ou d’un ami. Ils tentent d’expliquer leurs comportements et c’est en tentant avec eux d’en comprendre le sens qu’on s’engage vers une démarche de changement.
Le fil conducteur de notre action est la responsabilisation.
L’exercice qu’on demande aux personnes que nous recevons au Cheval Bleu est de se questionner sur leur volonté, leur responsabilité : « qu’est-ce que vous venez faire, Monsieur, en face de moi ? ». Alors, on en passe évidemment par des « c’est pas moi, c’est la Justice qui m’a dit de venir », par « vous croyez que j’ai le choix ? moi on m’a demandé de faire tout ce qu’il y avait d’écrit par le procureur/juge/cip ». Les personnes qu’on reçoit nous font croire, dans un premier temps, qu’elles ne sont responsables de rien ! Et peuvent se persuader elles-mêmes ou être convaincues qu’elles ne sont responsables de rien. Le fait de leur poser la question « Monsieur, que venez-vous faire ici au Cheval Bleu ? », vient poser un regard sur une volonté, un désir ou une responsabilité que la personne en face de nous s’efforce d’effacer.
Ils viennent nous raconter à quel point leur femme est mauvaise, à quel point elle a pu les humilier, les fragiliser, les rejeter ou les rabaisser. D’un point de vue systémique, un couple à interactions violentes évolue dans une dépendance affective mutuelle qui se nourrit de contrôle et d’emprise. Ces mouvements relationnels inconscients et réciproques s’entretiennent à deux. En cela, les auteurs ne seraient responsables que de la moitié du dysfonctionnement du couple, mais ils seraient responsables en totalité de leur comportement violent.
Lors des premiers entretiens individuels, ils sont écoutés et quand ils sont prêts à être regardés, ils parlent, ils deviennent, ils sont en colère ou plein de honte, mais ils parlent et se rendent compte qu’ils existent, juste en parlant… c’est nouveau et c’est bien souvent expérimental pour eux. Parce qu’à la maison, on ne parle pas, on existe à l’autre qu’en s’impactant mutuellement ou pas, on se parle différemment, et comme on a l’impression de ne pas être écouté ou entendu, alors on essaie de le dire plus fort, et plus fort, c’est souvent violemment.
Le travail que l’on mène avec eux est un travail de deuil, de déconstructions et de reconstructions des représentations. Quand je parle ici de deuil, c’est avant tout celui de la place que le patient a considéré prendre auprès de l’autre de son couple et au sein de sa famille. C’est un accompagnement thérapeutique sur la perte de la place de celui qu’on croit être. Le patient vient prendre de plein fouet l’expérience du deuil de l’illusion de la maîtrise. Venir en groupe, c’est venir faire l’expérience déstabilisante d’une remise en question de soi et du système dans lequel on évolue. C’est également venir mettre à nu un fonctionnement qui tournait parfois depuis des années, derrière les portes de la maison ; c’est venir ouvrir les volets sur ce qui est secret et dont on n’aurait pas pris le risque de parler. Venir en groupe c’est éprouvant et angoissant. Mais, ne vaut-il pas mieux exister et choisir que d’avoir le sentiment de subir ?
Nous défendons une notion de responsabilité au sein de nos groupes, qui en portent d’ailleurs le nom. Pour revenir à cette question première « Que venez-vous faire, Monsieur, au Cheval Bleu ? », il s’agit d’inscrire d’emblée le patient face à ses choix de vie et sa responsabilité dans les voies qu’il a pu prendre ou pas. Ce serait venir le considérer comme une personne dotée d’un libre-arbitre, capable de décisions, de réflexions et donc de changements.
Le travail que nous menons au sein de nos groupes vient forcer ce mouvement à la responsabilisation. Par choix, nous n’avons pas de thèmes initialement choisis pour une séance donnée. C’est le patient qui arrive avec ce qu’il veut ou doit travailler sur les violences conjugales et familiales qu’il a commises.
Même si nous n’avons pas de thèmes préalablement établis, nous avons pour autant des cibles d’intervention communes.
La restauration de l’empathie est une de ces cibles. Elle en passe par différents leviers semés au cours du processus de responsabilisation. La position adoptée par le thérapeute, dans une écoute non jugeante et dans une recherche de compréhension des actes donne à voir la possibilité de dire et d’être entendu. Cette expérience que vit l’auteur vient diminuer ses défenses (diminution de la colère) et lui donne accès à sa propre souffrance, venant lever des sentiments dépressifs nécessaires à la prise de conscience de la violence.
Sans légitimer la violence qu’il a pu exercer sur les autres de son entourage, cette position vient appuyer le fait qu’il est lui-même aussi victime de sa violence. Nous venons travailler à quel point il est difficile d’être un auteur de violences conjugales et familiales, d’avoir été celui qui a fait le mal dans la famille et d’être celui qui faisait peur à tous. Le travail de responsabilisation accompagne le participant à devenir « sujet », s’appropriant le symptôme de la violence qui a émergé chez lui.
L’accès à sa propre souffrance et sa verbalisation va permettre de faire le focus sur la souffrance de la femme victime et des enfants. Nous réintroduisons de « l’autre », par le cadre même du groupe où il est question de s’écouter et de faire en sorte que chacun ait sa place, par les jeux de rôles que nous proposons parfois en fonction de la situation amenée par un des participants où nous demandons de « se mettre à la place de », par le centrage du questionnement sur ce que l’autre a bien pu ressentir.
La reconnaissance du vécu des victimes directes et indirectes semble faire levier dans le travail de réflexion et semble favoriser la prise de conscience de l’impact de leurs actes violents.
Une fois que le patient a reconnu une violence chez lui et/ou la souffrance occasionnée par ses actes, il émerge en tant que sujet. Une remise en question de ses propres représentations est alors envisageable.
Nous travaillons autour des représentations de la violence inscrites dans l’histoire personnelle de chaque personne. Il peut s’agir là de violence vécue en tant qu’enfant et de violence agie à l’âge adulte. Le fait de venir se « raconter » autour de la violence, vient aider à mettre du sens sur la manière dont l’auteur agit aujourd’hui. Le fait de mieux comprendre son fonctionnement permet de mieux le critiquer et permet de pouvoir apercevoir les ressources dont il bénéficie pour amorcer un changement.
Sans angélisme et sans légitimer la violence, on peut s’apercevoir que la reconnaissance d’une souffrance chez l’auteur est ce qui vient faire levier d’un travail de responsabilisation et d’une amorce au changement dans la prévention de la lutte contre la récidive.
Profil des auteurs de violences conjugales, peur et honte
« Tu n’es pas gagnant à être confrontant » Clément GUEVREMONT, Option Montréal
La violence conjugale et familiale n’est pas une psychopathologie à proprement parler, sur cent personnes reçues, nous aurons cent personnalités différentes.
Pour autant, même si chaque personne présente un fonctionnement différent, on peut retrouver des traits similaires qui conduisent au passage à l’acte violent au sein de la famille.
La plupart des hommes violents présente un sentiment d’insécurité quant à leur place au sein de la famille, auprès de leur femme, en tant que père, que mari ou de fils. Ils présentent souvent une incapacité à nouer un lien dans lequel chacun peut se réaliser.
Dès qu’il y a un lien fort, ce qui surgit, c’est la peur de l’abandon, et pour s’en prémunir, ils adoptent une stratégie de contrôle jusqu’au moment où la violence vient s’insinuer et devenir moteur de la relation. La violence va venir servir d’outil pour maintenir l’illusion d’un pouvoir sur quelqu’un, elle va venir masquer la détresse qu’est la peur d’être seul, abandonné et dérisoire.
Parce que la majorité des hommes reçus sont malheureux. Avant de franchir la porte du Cheval Bleu, ils n’ont pas conscience de cette souffrance qui se cache derrière une colère qui confronte.
C’est bien souvent sans grande conviction qu’ils mènent à bien leurs obligations de soin. Ils préfèrent de loin banaliser leurs comportements violents plutôt que d’affronter leur honte. Parce qu’il s’agit de ça, la honte. C’est une honte qu’ils cachent par fierté dirons-nous, par manque d’assises narcissiques. Banaliser en disant « c’était juste une petite claque » ou « de toute façon, elle marque vite, les bleus, on les voit vite chez elle, elle a la peau fine », banaliser c’est éviter d’imaginer la souffrance de leur victime et de ressentir la leur. C’est aussi un moyen d’éviter de s’effondrer, de se rendre compte à quel point leurs comportements ont provoqué un cataclysme au sein de leur famille, auprès de leur femme et de leurs enfants.
Banaliser serait venir se cacher dans un trou de souris pour pas qu’on les regarde, pour pas qu’on interroge, pour pas qu’on les juge, pour ne pas avoir à affronter une image d’eux-mêmes d’homme violent et mauvais. Banaliser reviendrait à ne pas souffrir et à fermer les yeux sur leurs dysfonctionnements.
Parce qu’effectivement, depuis ces quelques années que je travaille auprès d’eux, ce sont des hommes, pour la plupart du temps, des hommes en détresse que je reçois dans mon bureau. Mais dans une détresse qu’ils se cachent et qu’ils ne connaissent pas encore.
Cette manière d’appréhender les choses n’est pas commune, on aurait davantage tendance à considérer qu’une bonne punition pour leur faire comprendre qu’il ne faut pas être violent serait beaucoup plus efficiente. Et pourtant… nous ne sommes pas « gagnants à être confrontant ». C’est ce que nous répétait notre superviseur canadien, Clément GUEVREMONT de l’association Option à Montréal.
Être confrontant reviendrait à jouer dans la même cour qu’eux, dans un donnant donnant stérile et déshumanisant, qu’ils connaissent par cœur et où ils sont les rois. Considérer que derrière chaque colère, il y a une peur, permet de venir travailler non plus la colère contre… quelque chose d’extérieur, mais de travailler ce qui leur appartient, cette insécurité ressentie. C’est le début du travail de responsabilisation. C’est découvrir que l’autre contre lequel ils s’entrechoquent, ils sont violents, se trouve non pas à l’extérieur d’eux (leur femme), mais à l’intérieur d’eux-mêmes.
Le travail c’est de venir les aider à conscientiser tout ce qu’ils préfèrent cacher, de leur offrir un cadre où la honte, la peur, les blessures peuvent être exprimées. Parce qu’il s’agit de cela être auteur de violences conjugales et familiales. Et quand ils se permettront de venir toucher du doigt qu’ils sont en souffrance, ils pourront exprimer leurs failles : leur peur d’être mis de côté, comme ils l’ont peut-être vécu dans leur enfance, leur peur de devenir père à l’arrivée du premier enfant parce qu’eux-mêmes ont vécu avec un père violent, leur peur d’être remplacé et abandonné par leur femme parce que leur mère est partie quand ils avaient 10 ans…
C’est de ces peurs là que la colère émerge et que la violence apparaît.
Ces peurs sont souvent réactivées par le contexte, la conjointe. La vie est perçue sous le prisme de ces peurs. La réflexion de la conjointe vient faire impact profondément et vient activer la détresse souvent verbalisée par la colère ou par le passage à l’acte violent. L’impact vient déclencher une éruption en eux qui se traduit par le passage à l’acte violent.
Un homme viendra nous expliquer qu’il a été violent avec sa conjointe après qu’elle lui ait fait des tomates pour le dîner. « Elle sait que je n’aime pas les tomates ! ». Cet homme a eu le sentiment que ses préférences, son envie, ses désirs n’ont pas été pris en compte, il a eu le sentiment de ne pas exister pour sa femme, de ne pas être important, d’être mis de côté et de ne pas être entendu. C’est sans doute ce qu’il a vécu plus en amont dans sa vie, il était l’enfant pour qui on avait dressé un lit de camp entre les chambres des uns et des autres, celui qu’on n’attendait pas pour le dîner, celui dont on se fichait. Le fait que sa femme lui ait fait des tomates pour le diner vient réactiver ces blessures et ces humiliations.
Ce travail de conscientisation et de réflexions, d’accès à leur souffrance permet dans un même temps de prendre conscience de la souffrance de l’autre. C’est un travail qui est permis par la thérapie de groupe que l’on propose après quelques entretiens en individuel, le temps qu’émerge cette souffrance et donc cette demande d’aide et de changement.
Le travail auprès de ces auteurs de violences conjugales a pour objectif de prévenir la récidive. C’est un travail que je considère comme une prise en charge de la victime par procuration. Prendre en charge l’auteur, c’est prendre en charge la victime. Parce qu’en considérant leur souffrance, ils pourront considérer celle de l’autre (leur femme), et prendre conscience au travers des autres du groupe que l’autre est traversé également par des émotions, des ressentis et des désirs différents des leurs. Le groupe viendrait faire l’expérience de la différenciation de soi et des autres.
Article pour communication à l'ENM Paris 21 mars 2024