Le handicap psychique
Ignoré dans la loi du 30 juin 1975, le handicap psychique a fait l’objet en 1993 d’une reconnaissance à effets limités à l’occasion de la publication du « Guide barème pour l’évaluation des déficiences et incapacités des personnes handicapées ». Mais c’est avec la loi du 11 février 2005 que le handicap psychique acquiert sa pleine reconnaissance, non sans précaution. Longtemps la reconnaissance de la notion de handicap psychique a suscité des réticences dans les rangs des psychiatres français. La loi du 30 juin 1975 avait organisé́ les choses de manière telle qu’il fallait choisir : ou l’on était malade, ou l’on était handicapé.
Marqués par une idéologie qui les conduisait à vouloir soigner les patients « du début jusqu’à la fin » (la guérison ou la mort), les psychiatres ne pouvaient admettre l’alternative soins ou assistance liée à la représentation alors dominante du handicap, à un moment où plus de 100 000 patients étaient hospitalisés dans les hôpitaux psychiatriques.
La loi du 30 juin 1975 ne cite aucun type de handicap en particulier mais elle exclut implicitement le handicap psychique. Tout au long de la loi, le handicap est pensé́ sur le modèle médical: on y évoque le « dépistage » du handicap, « l’état de la personne » handicapée qui peut ou non justifier l’attribution d’une allocation.
Pensé sur le modèle médical, le handicap est néanmoins distinct de la maladie et justifie une organisation propre (procédures, institutions, prestations, etc.), à l’exception du handicap psychique que le législateur de 1975 considère comme une maladie relevant de la psychiatrie. On parle de maladie psychique mais pas de handicap psychique.
Le handicap psychique réapparait dans le guide barème de 1993.
Entre temps, la situation avait changé. La désinstitutionalisation s’est engagée, des personnes ont été confrontées aux exigences d’une vie « autonome ».
En même temps, la notion de handicap avait évolué sous l’influence de la classification de Ph. Wood, qui distingue : la déficience, l’incapacité́ et le désavantage. Cette classification ne s’est que lentement propagée en France.
La classification de Wood
La CIH, adoptée par l’Organisation Mondiale de la Santé en 1976 et publiée en anglais en 1980, a été élaborée au début des années 1970 lors de la préparation de la 9erévision de la Classification Internationale des Maladies. Le diagnostic étant jugé insuffisant pour décrire les troubles, en particulier dans les pathologies au long cours, l’OMS a mis au point « un manuel de classification des conséquences des maladies » (sous-titre de la CIH). La direction du travail a été confiée à Philip Wood, rhumatologue et professeur de santé publique à Manchester; il est courant d’appeler la CIH « classification de Wood ».
Pour décrire les maladies et leurs conséquences, Wood a proposé un modèle descriptif formé de quatre plans d’expérience. Les phénomènes morbides ou psychopathologiques se situent sur le plan de la maladie. C’est là qu’est posé le diagnostic. Il y a les atteintes d’organes ou de fonction (« impairments »),que les traducteurs français ont appelées déficiences.
Les limitations des gestes et activités de la vie ordinaire engagent la personne dans son ensemble, animée par une intention ou un but. On les appelle incapacités. Le mot est à prendre dans son sens littéral de ne pas être capable de telle ou telle action.
Enfin, les limitations au libre exercice des rôles sociaux défavorisent la personne par rapport à la situation qui serait la sienne si elle était bien portante. Ces limitations résultent de l’interaction de la personne avec son environnement proche ou lointain, y compris la solidarité sociale dont cette personne bénéficie ou non. Il s’agit du désavantage social, dans quelques dimensions majeures, choisies pour s’appliquer dans tous les pays : le besoin d’aide personnelle, la mobilité, l’occupation, le réseau social, les ressources financières...
Autre particularité importante de la classification de Wood : elle se limite au domaine de la santé, comme chacune des trois définitions le rappelle répétitivement (déficience, incapacité, handicap). L’introduction du manuel précise :
« Il y a eu une vogue récente pour promouvoir la notion de handicap social, attirant l’attention sur des problèmes comme la pauvreté et le mauvais logement sans relation avec leurs influences directe sur la santé. Bien que tout effort en vue de combattre les carences sociales suscite de la sympathie, une telle dilution du concept de handicap[désavantage social] n’est d’aucun secours parce qu’elle tend à la confusion lors de l’identification des expériences spécifiquement liées à la santé et des moyens par lesquels elles pourraient être contrôlées »
Il a fallu attendre la fin de l’année 1988 pour que cette classification fasse l’objet d’un colloque national à Paris et que c’est au colloque international de Nîmes, en avril 1989, que la question de l’articulation de la maladie mentale et des handicaps a été́ « posée pour la première fois de manière collective ». Le sanitaire et le médico-social, jusqu’ici en conflit, entrent en résonance.
Néanmoins, cette classification a fortement inspiré la réforme du barème d’évaluation des handicaps.
Ce guide barème consacre son chapitre 2 aux déficiences du psychisme chez l’enfant et chez l’adulte
Le barème d’évaluation des handicaps de 1993 (Décret n° 93-1216 du 4 novembre 1993)
Le chapitre 2 commence ainsi:
« La classification internationale des maladies de l'Organisation mondiale de la santé doit être considérée par l'expert comme un outil de base. Il s'y reportera pour la conformité de ses conclusions diagnostiques. Cependant le diagnostic psychiatrique ne permet pas de mesurer les capacités d'une personne ou ses incapacités dans la vie familiale sociale ou professionnelle. Aussi l'expert s'attachera-t-il à compléter l'examen clinique qui le conduit au diagnostic par une évaluation psychosociale. Ce n'est pas la maladie psychiatrique qui donne lieu à l'attribution d'un taux d'incapacité mais les limites qu'elle suscite dans la vie quotidienne. »
« L'évaluation psychosociale s'appuiera sur un certain nombre de critères qui seront précisés plus loin.
Le taux d'incapacité sera fixé en tenant compte de ces critères.
Inversement si chaque critère situe le niveau de handicap, aucun ne constitue en lui-même un élément suffisant pour fixer le taux d'incapacité : il doit s'intégrer dans un ensemble symptomatique psychiatrique. »
« Si les critères ont été énumérés avec une certaine précision, il ne s'agit pas de chercher à coter chacun d'entre eux de façon précise et d'apprécier selon une règle mathématique le taux global qui en résulte mais cette énumération permet d'orienter l'expert lorsqu'il est amené à fixer le taux d'incapacité. Un seul de ces troubles défini dans ce chapitre peut justifier à lui seul un taux d'incapacité important dès lors qu'il grève largement les capacités de la personne dans sa vie socio-familiale ou professionnelle. »
Le guide barème prend donc soin de préciser que « ce n’est pas la maladie psychiatrique qui donne lieu à l’attribution d’un taux d’incapacité́ mais les limites qu’elle suscite dans la vie quotidienne ». Le guide barème s’inscrit ainsi dans la continuité́ de la loi de 1975 et n’entend pas interférer dans le traitement de la maladie psychiatrique. Mais il tient compte aussi de la nouvelle classification de Wood et tente de mesurer les désavantages subis par les personnes en raison de leurs déficiences psychiques
Le handicap psychique dans la loi du 11 février 2005
La reconnaissance du handicap psychique résulte de la définition du handicap présentée à l’article 2 de la loi:
Art. 2. – «Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité́ ou restriction de participation à la vie en société́ subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »
Celle-ci cite donc l’altération d’une ou plusieurs fonctions psychiques comme facteur de handicap. Cela a suffit à dire que la loi du 11 février 2005 a « reconnu » le handicap psychique.
Cette reconnaissance officielle a été́ obtenue par l’Union nationale des associations de familles et d’amis des malades mentaux, (UNAFAM) alliée à la Fédération des associations de patients et ex-patients de psychiatrie (FNAP-Psy) et à un vaste ensemble de professionnels. Cette configuration situe le handicap psychique à une place originale. Les associations de malades et d’usagers de la santé ne se sont pas posées « face à l’autorité́ médicale », que ce soit pour la contester ou pour l’influencer, mais ont conduit une action commune face aux pouvoirs publics.
Le Livre blanc des partenaires de Santé mentale France
L’alliance avec les professionnels s’inscrit dans la publication d’un document commun. En 2001 paraît le Livre blanc des partenaires de Santé mentale France. Autour de l’UNAFAM et de la FNAP-Psy sont réunies presque toutes les organisations psychiatriques qui comptent: l’Association française de psychiatrie, le Comité́ d’action syndicale de la psychiatrie, la Conférence nationale des présidents des Commissions médicales d’établissements de CHS, la Fédération d’aide à la santé mentale Croix- Marine, la Fédération française de psychiatrie et la Ligue française pour la santé mentale.
Les associations signataires annoncent trois objectifs à leur démarche commune. Il s’agit de :
- Faire exister la population des personnes souffrant de troubles psychiques dans la cité,
- Informer la collectivité́ sur la vraie nature de ce handicap appelé́ "psychique" et sur les risques qui lui sont liés, et
- Aider les responsables du social dans la cité et ceux qui vont répartir les ressources disponibles et les validations officielles, à faire en sorte que les droits des personnes en cause soient mieux protégés.
Le document propose de distinguer le handicap mental du handicap psychique, qui s’opposent point par point. Ce dernier se caractérise en effet par une intelligence le plus souvent conservée, par la nécessité́ souvent durable de soins médicaux, et par la variabilité́ des troubles dans le temps.
Le commentaire insiste sur ce dernier facteur : « même après les crises, les patients ne se retrouvent pas dans des situations connues. Ils sont toujours dans l’incertitude ». Le critère d’incertitude a pour double fonction de s’opposer à la fixité́ supposée du handicap mental et de souligner la nécessité́ d’un accompagnement lui-même souple et variable en réponse au handicap psychique.
Notons néanmoins le flou qui perdure autour de cette notion.
Aucun des experts consultés dans le cadre du rapport Charzat en 2002 n’a été́ en mesure de proposer des critères simples permettant d’affirmer chez une personne l’existence de ce handicap et à plus forte raison d’en mesurer la sévérité́.
Il n’y a toujours pas de définition opérationnelle du handicap psychique plusieurs années après sa reconnaissance officielle